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    Le jour d'avant

    Sorj Chalandon: «Ce livre procède d’une colère noire»

    Grand reporter naguère à «Libération», ce baroudeur à fleur de peau déploie ses romans sur les brasiers de l’actualité. Avec «Le Jour d’avant», il ressuscite la catastrophe minière de Liévin-Lens qui a fait 42 morts en décembre 1974. Paroles d’une sentinelle

    Le sens de l’à-propos est l’apanage du bon écrivain. Depuis son premier roman en 2005, Sorj Chalandon écrit sur un volcan, entre deux éruptions, de Mon traître au Quatrième Mur, jusqu’au déchirant et beau Profession du père. Son dernier né, Le Jour d’avant, s’enracine dans la catastrophe de Liévin-Lens. Ce matin-là, celui du 27 décembre 1974, est crasseux comme tant d’autres, il est assassin surtout: au fond de la mine, le grisou tue 42 barbouillés héroïques.

    Comme en écho à ses barouds, Sorj Chalandon vous attend au bistrot Le Scossa – «la secousse», en français – place Victor-Hugo, à Paris. Sous vos pieds, le métro est une onde de choc amicale. Le ciel est mouillé, la chaussée clairsemée, on se croirait chez Simenon, on est chez Sorj. Il vous embrasse de ses yeux bleus humectés de fatigue. Il a écouté les infos jusqu’à l’aube, l’attentat de Barcelone en spirale. Sa femme dit de Sorj qu’il est une sentinelle.

    Il veille, c’est son métier d’ailleurs. En 1972, le petit Lyonnais a 20 ans, des révoltes dans les veines, ça tombe bien, Libération recrute. Il y entre comme dessinateur, «alors que je savais à peine dessiner». «Vous voyez là, c’est moi, à l’époque.» Sur l’écran de l’iPhone, il fait corps, moustache de métallo, cheveux longs obstinés, au milieu d’une foule avide de lendemains plus justes. Souvent, il cogne les têtes brûlées de l’extrême droite.

    Le coup de plume le sauve du coup de poing. La rédaction de Libé intègre l’écorché, il devient grand reporter, en Irlande quand les bombes explosent, au Liban quand les factions s’acharnent. Cette matière lui inspire des romans, qui sont ses planches de salut. Sa phrase ressemble à ces clous de girofle qui s’enfoncent dans la peau des oranges: elle pique juste et elle a une odeur. Sorj ne brode pas, il attrape, puis passe au tamis la sensation. Ecrire vrai est sa boussole, comme un antidote à une enfance cannibalisée par un père mythomane et pervers – le despote de Profession du père.

     

    Le sol tremble. Dans vos mains, Le Jour d’avant; dans votre tête, la silhouette un peu tassée du héros Michel Flavent qui, quarante ans après la tragédie, veut venger son frère, Jojo, gueule noire avalée par la mine. Ce récit est une ode aux terrassés des corons, le tombeau d’une fraternité pas tout à fait désespérée. Une formidable machinerie romanesque aussi.

    Le Temps: Pourquoi «Le Jour d’avant»?

    Sorj Chalandon: Le 27 décembre 1974, je suis à Libération, j’ai 22 ans. J’y suis entré un an avant, à l’époque de la grève de Lip, l’usine horlogère de Besançon. Les ouvriers prenaient alors en charge la production et c’était un miracle. J’étais certain qu’un autre rapport au travail était possible. Et ça me mettait en joie. Un an après, je découvre qu’on peut mourir au travail. La catastrophe de Liévin est ma première confrontation avec l’injustice. On a su tout de suite que la sécurité n’avait pas été respectée, que le mot «fatalité» qu’on entendait à la radio et à la télévision était un mensonge. J’aurais rêvé d’être envoyé sur place, mais j’étais un petit monteur en page. J’ai vécu cette catastrophe par procuration et j’étais en colère. Cette colère-là, elle est intacte. Elle a été mon socle.

    - Tous vos livres procèdent d’une colère?

    - D’une blessure. Mais ici, il n’y a pas de blessure personnelle, je ne suis ni du nord ni frère de mineur. Jusqu’à présent, je pouvais presque toujours dire que mes romans avaient une dimension autobiographique et les lecteurs y adhéraient aussi pour ça. La part de moi dans ce livre, c’est une colère noire.

    - Vous donnez le sentiment d’être poreux…

    - Oui. Quand j’étais reporter, j’étais une enveloppe vide, je me nourrissais de ce que je voyais. J’ai une fleur de peau qui est épuisante. Mais tout ça n’est pas perdu, tout ça est dans un coin de mon ventre, de mon cœur, de ma tête.

    - Pourquoi être passé à la fiction?

    - Quand j’étais sur le terrain, j’avais des petits carnets en spirale et j’écrivais mes reportages sur les pages de droite. Sur celles de gauche, je notais tout ce que je ressentais, ma colère, ma peur, mes larmes, mon envie de rentrer à la maison, toutes ces choses indicibles qui ne devaient pas rester en moi comme un poison. Mes romans sont la somme de mes pages de gauche. Chaque fois que je fais un livre, ce n’est pas pour approfondir mon travail de journaliste, c’est pour m’approprier le «je». Un envoyé spécial ne peut pas dire: «Je pleure à Sabra et Châtila.» J’ai le droit de pleurer dans un roman.

    - A vous lire, vous avez Liévin dans la peau…

    - Je suis allé à Liévin, j’ai écouté le son d’un pas le matin tôt dans un coron. J’ai traîné dans les cafés, j’ai rencontré des anciens. Chaque fois que je voyais un homme avec dans le nez le dispositif de respiration, je lui demandais s’il avait été mineur et dans quelle fosse. Je voulais d’abord m’imprégner de ce lieu comme s’il était le mien. J’ai essayé de tout lire sur le sujet, j’ai visionné les films et les actualités de l’époque. Je voulais que tout me soit familier. Je ne voulais pas tricher surtout.

    - C’est-à-dire?

    - Il y a eu 42 morts. Je n’ai pas le droit de m’emparer de leurs identités. Parce qu’il y a la famille, les descendants, de vraies douleurs. Ou alors il faut faire un travail d’historien. J’ai donc créé Michel Flavent et Joseph, son frère mineur. C’est à travers eux que j’approche cette réalité. Mais pour que ça soit juste, il faut être inattaquable sur les faits et la réalité. Mes personnages doivent évoluer dans le brasier de la vérité. Je veux qu’il y ait un doute: quand on me demande si Michel Flavent a existé, c’est gagné.

    - Votre phrase est courte, sous tension. Et par moments, elle se libère en vagues lyriques. Quel est le ressort de votre écriture?

    - Je suis bègue. Et asthmatique. Tout vient de là. Dans mon premier roman, Le Petit Bonzi, je mets en scène un garçon de 12 ans à Lyon, c’est moi. Je voulais parler de la douleur d’un enfant bègue. Les gens pensent que le bègue est un peu sot. En fait, il a trop de mots et ces mots restent en gorge, n’arrivent pas au bord des lèvres. Ça oblige à un vocabulaire immense. Si le mot «rouge» ne sort pas, il faut qu’il y ait en réserve «pourpre, garance, vermeil», etc. Le bégaiement m’a appris à respecter les mots et à chercher le plus approprié. Je coupe donc plus que je n’écris. Lorsque j’atteins l’os, je sais que je n’ai pas trahi. Une phrase, c’est comme un soldat qui part à l’assaut et qui se cache derrière le point avant de repartir à l’assaut.

    - C’est le style Chalandon?

    - Ce n’est pas un style. C’est une urgence et une obligation. Des fois, j’aimerais me lancer dans de grandes phrases. Mais je ne peux pas, parce que j’ai peur de me perdre. J’ai peur que les mots ne sortent pas, qu’ils me fassent défaut et m’en veuillent.

    - Tous vos héros sont tentés par la violence…

    - Oui, j’en viens. J’ai été reporter de guerre pendant vingt ans pour épuiser la violence que mon père avait semée en moi. Il fallait que je rentre fragile de ces lieux de chaos. Je ne suis pas certain que j’aurais pu être père à mon tour si je n’avais pas été malmené par les guerres. Ce sont les enfants blessés, les enfants morts qui m’ont ramené à la réalité. C’est terrible, les enfants battus qui reproduisent. Ça aurait pu m’arriver.

    Les cimetières sont fréquents dans vos livres. Pourquoi?

    - Chaque fois que je débarque dans une petite ville, je vais au cimetière, je regarde les noms et je parle aux morts. La tombe, c’est un regard de granit, c’est tout ce qui reste des yeux.

    - Votre père inventait mille vies. Lui devez-vous quelque chose?

    - Non, non, non. C’était un père horrible et fou. J’ai été élevé par un père mythomane qui se prétendait champion de judo, agent secret, compagnon du général de Gaulle, j’ai été élevé par cet homme-là… Ça aurait pu être formidable, mais il y avait la terreur et les coups, ceux qui ont fait que je me suis enfui à 16 ans. J’entends quand on suggère qu’il m’aurait transmis le goût de la fable, mais pour moi, c’est insupportable. Je n’ai pas adhéré à sa folie, je l’ai combattue. Si j’ai voulu devenir journaliste, c’est parce que j’étais épris de vérité. Et c’est pour ça que je ne peux pas inventer des faits et des lieux dans un roman. Mes personnages, qu’ils s’appellent Antoine, Georges, Michel, c’est toujours un peu moi. Mon père affirmait être le meilleur ami du roi de Jordanie. C’était faux. Quand j’ai serré la main du roi Hussein à Amman, j’avais en tête: «Moi, papa, c’est vrai.»

    - Adolescent, qui vouliez-vous être?

    - J’étais le petit Picasso de Profession du père. Je dessinais et j’avais envie non d’être écrivain, mais d’écrire. En 1967, j’ai écrit deux livres en un seul exemplaire: l’un s’appelait Dans la main du diable, l’autre portait sur Buchenwald. Je les tapais sur la machine à écrire de ma mère. Le livre sur Buchenwald, c’est parce que mon père avait choisi le mauvais camp.

    - Quel est le livre qui a changé votre vie à 15 ans?

    - L’Insurgé et L’Enfant de Jules Vallès. C’est un ami qui me les a prêtés, je les ai lus en cachette. Mon Dieu que c’était beau. Je réalisais que je n’étais pas seul, qu’on avait le droit de se révolter. La première fois que j’ai eu de la colère en moi, c’est grâce à Jules Vallès.

    - Le livre que vous offrez?

    - Si c’est un homme de Primo Levi. Après ça, tout était dit. Et puis les romans de Simenon que j’adore. Il n’y a pas de truc. Tout est juste. On ne joue pas.

     


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